Tout bascula deux minuscules secondes plus tard. Une brèche, infime, et la chose en profita. A une vitesse sidérante, elle planta les trois guerriers là, et fonça dans la direction de sa victime, sans laisser le moindre obstacle s'opposer à sa puissance, même pas Hawyn qui pourtant tenta de s'interposer de son impressionante masse musculaire. D'ordinaire, Ambre se serait contentée de se mettre hors de portée de la bête et de s'enfuir par les toits si elle en avait le temps, vu le nombre de possibilités d'escalade qu'offrait la cité. D'ordinaire seulement. Car alors qu'elle voulut se mettre en route, une petite fille aux cheveux bleus sortit de nulle part, en pleurs. Elle semblait s'être perdue. Trébuchant, elle se prit les pieds dans sa cape trois fois trop grande pour elle.
Et s'étala droit dans la trajectoire de la chose.
Durant un instant, Ambre crut voir Maya et sa faiblesse, et cette détresse qu'elle lisait toujours au fond de ses yeux lorsqu'elle s'asseyait sur le rebord de la fenêtre qui donnait sur la chambre de la petite humaine. Et cette détresse déclencha quelque chose en elle.
N'écoutant que son courage, la jeune fille se propulsa du deuxième étage d'un bâtiment sur lequel elle se trouvait et roula sur le sol dans un saut parfaitement contrôlé. Elle laissa ses jambes prendre une telle vitesse qu'elle en paraissait floue, et atteint la petite fille une fraction de seconde avant la chose. Cette fraction lui permit de prendre la fille dans ses bras et de lui éviter des souffrances insupportables.
Dont elle hérita malgré ses réflexes.
Serrant les dents, elle empêcha un affreux cri de douleur s'échapper de la barrière de ses lèvres. Lorsqu'elle revint à la réalité, l'élancement de la blessure béante qui s'ouvrait sur son épaule et une partie de son dos faillit lui faire perdre conscience. Le sang coulait abondamment, s'infiltrant dans ses vêtements transformés en éponges et ruisselant sur son corps effondré. A genoux, elle serrait encore une petite fille choquée dans ses bras, mais la force quitta Ambre et la petite fut libérée de son étreinte. Pleurant toutes les larmes de son corps, couverte de sang, elle s'enfuit, confuse et traumatisée.
Un sourire compatissant se dessina sur les lèvres d'Ambre, et une expression douce s'imprima sur son visage.
Puis les grands yeux bruns et tristes de Maya s'imposèrent à elle, comme pour l'obliger à se lever, affirmant que la vie de l'adolescente ne s'arrêterait que lorsque celle de la petite fille s'interromprait.
Sa détermination légendaire afflua au triple galop et elle se leva, grinçant des dents face à la douleur. Son bras blessé pendait lamentablement dans le vide, mais son regard traduisait son mécontentement.
-Amber !
-Merd* ! Encore ceux-là ! Ils sont aussi tenaces que cette chose ! Et comment ils savent mon nom d'abord ?
La pâleur s'emparait de son visage, tandis qu'elle se vidait encore de son sang. Mais jamais elle ne se laisserait attraper, ni par la créature, ni par une bande guerriers de pacotille qui semblaient tout heureux de connaître son prénom car ils ne cessaient de le répéter. Elle inspecta lentement ses poches, crispée de souffrance, et en extirpa une petite bille noire, cadeau de son père adoptif. Elle n'avait jamais compris son utilisation. Tout ce que lui avait expliqué Xangar était que cette objet était « très pratique pour disparaître rapidement ».
Se mordant la lèvre, elle se remémora tous les films qui avaient utilisé des billes à disparaître. La plupart du temps, les personnages qui les employaient les jetaient simplement à terre pour disparaître dans un nuage de fumée. Un sourire apparut sur le visage de la jeune fille, amusée par cette étrange pensée qu'un tel objet puisse réellement exister.
-Autant jouer le tout pour le tout !
Et elle jeta la bille au sol aussi fort qu'elle en était capable, malgré sa blessure béante qui accentua la douleur un bref instant.

Bien sûr. Xangar ! Évidemment ! Qui d'autre serait assez irresponsable et tellement borné pour mettre des objets magiques entre les mains d'une jeune fille élevée sur Terre ?
Harun rassembla ses pensées. Si c'était bien Ambre qui avait lancé cette brume, elle aurait disparu le temps qu'elle se dissipe, sortant certainement par la grande porte selon toutes probabilités. Il analysa la situation à une vitesse fulgurante, et un plan se forgea dans sa tête presque instantanément. Malgré son sens de la vue mis hors d'état de nuire, Harun lança une série d'ordres nets et précis à travers la fumée, aussitôt joint par une voix cristalline et envoûtante, certainement celle de sa petite sœur, et une voix nettement plus masculine et autoritaire, celle de l'empereur aux cheveux bleus. Tous avaient compris où il voulait en venir. Ce genre de techniques, chez les humains du moins, était à éviter, dû à sa grande dangerosité. Mais c'était une situation d'urgence : Harun et ses frères et sœur ne pouvait laisser un animal aussi dangereux que le draug se balader dans la ville.
L'avantage de la bille à disparaître, c'est qu'elle ne supprime pas uniquement la vue de celui qui se trouve en son centre. Elle annule également l'odeur, en en répandant une neutre et dénuée d'intérêt, et masque les sons en les feutrant dans sa densité. Ce qui rend un draug aussi impuissant que ses adversaires. Il devait donc se trouver quelque part immobile dans le brouillard, attendant qu'elle s'en aille au moins légèrement pour mieux repérer ses ennemis.
La fumée commença à se dissiper. Il fallait faire vite. Harun s'immobilisa totalement, droit comme une statue. Rien n'aurait pu le faire bouger. Son armure d'acier cessa de cliqueter, son épée, rangée dans son fourreau, interrompit son va-et-vient agaçant, même ses cheveux arrêtèrent de s'agiter sous l'effet de la brise du soir. Un silence oppressant s'installa, un silence aussi insupportable qu'un brouhaha assourdissant dans la foule du marché du matin, et le chevalier ferma les yeux.
D'un geste lent mais qui trahissait une certaine habitude, il réunit ses deux mains, croisant auriculaires et annulaires ensembles et plaquant majeurs, pouces et index les uns contres leur jumeau, avant de les poser sur ses lèvres. Il se mit à respirer lentement, calquant les battements de son cœur sur sa respiration, de manière à faire circuler au mieux autant l'énergie spirituelle que physique à travers son corps tout entier. Pour exécuter ce qu'il était sur le point de faire, il avait besoin d'un calme absolu à travers lui.
Au bout d'une trentaine de secondes, le brouillard opaque ayant peu à peu disparu, libérant sa vue, son ouïe et son odorat, il sentit le souffle d'un monstre contre lui, et perçut le bruit d'un grognement de rage. Alors il ouvrit grand les yeux.
Dans un ensemble parfait, trois gigantesques nuages de flammes jaillirent de la bouche de chacun des frères.
Ils crachaient du feu.
Comme des dragons.
Le souffle de cet élément né de leur respiration et de leur énergie provoqua un mini-ouragan, envoyant valdinguer tout ce qui n'était pas l'un des trois guerriers et la créature. Leurs cheveux volaient furieusement derrière eux, accompagnés de leurs vêtements, révélant leur regard désormais différent : dans chacune de leurs iris, une flamme brûlait, vive et destructrice. Celle du pouvoir qui sommeillait en chacun d'eux. Le pouvoir de manipuler le feu.