On pourrait croire qu'à cette période de l'année, les fleurs sont fânées, décolorées, inodores. Faux. En tout cas, pas ici, où les coquelicots se dressent toujours, droits et fiers, tendant leurs pétales sanglants vers le ciel couvert. Leur couleur n'a perdu aucun éclat ; ils sont toujours de ce rouge si vif qu'il vous accroche l'oeil. Même si je ne sais pas s'ils sont ainsi tout l'année, je sais qu'à cette époque là, ils ne devraient déjà plus l'être. Mais devant mes yeux émerveillés et curieux, je suis bien étonné de voir que ç'en est réellement le cas. Mes crins noirs s'envolent sous le courant d'air frileux qui court. Celui-ci attrape ma queue de ses doigts frivoles et mêle mes crins au rouge sang des fleurs. Aucun pétale au sol ; j'ai presque peur de marcher dans ce champ merveilleux. Mon regard d'ébène parcoure lentement l'étendue qui s'étend à mes sabots comme une armée de sujets à mes pieds. C'est là que je la sens, que presque mes yeux seraient capables de la voir.

Elle galoperait dans ce champ, gracieuse, filant tel un éclair blanc dans un ciel rougit par l'orage. Ses longs crins, tellement longs, tomberaient sur le côté dans une cascade nacrée, tandis qu'un sourire sur ses lèvres pâles, elle arriverait vers moi comme un ange. Mon ange. Ma petite Madeleine. " Elle est toujours là, elle est à tes côtés. " m'a bien dit Hereafter. Je dois le croire, et d'ailleurs c'est le cas ; depuis que je suis partit je n'ai jamais douté de ses paroles. Comment aurais-je pu le faire alors que de sa bouche est sortie la voix si douce de ma chère et tendre Madeleine ? Non, impossible. Hereafter disait vrai ce jour-là. Elle est là. Un sourire inconscient étire mes lèvres.

< - Où es-tu donc ma belle Madeleine ? >

Une question adressée à personne, j'ai pris l'habitude de me parler à moi-même. Enfin, c'est ce que je dis à ceux qui ne croient pas. A ceux qui pensent que les morts disparaissent à jamais. A tout ceux qui sont comme j'étais moi ; avant de tomber sur Hereafter. Avant d'avoir la preuve du contraire. Parce que si ce n'est pas à moi que je parle, c'est à elle. Inspirant l'air à fond - croyant y sentir son doux parfum - j'enchaîne alors les foulées, me lançant dans ce champ rougit tant par les fleurs que par les larmes et le sang.

Et je l'imagine toujours courir dans ce champ, irréelle, éternelle. Immortelle. En balayant les fleurs de mon regard rêveur, j'aperçois alors un mouvement et un furtif instant, je pense que c'est elle, qu'elle est revenue, que ces dernières années n'ont été qu'un affreux cauchemars. Puis je m'aperçois que la belle créature qui file comme le vent a des crins sombres ; Madeleine était blanche des oreilles jusqu'aux sabots. Je la dévisage, sans aucune agressivité, de façon plutôt neutre sans pour autant être indifférente. Elle sourit comme une pouliche, elle semble la plus heureuse de la terre. Loin de me déplaire, cela attise ma curiosité. Y a-t-il donc encore des êtres qui n'ont jamais connu que le bonheur pour ainsi pouvoir le donner aux autres ? Peut-être, qui sait. Je n'en sais rien, je ne connais pas tout le monde - encore heureux, soit dit en passant. Non, ce n'est pas ma belle Maddie. C'est une jument tout aussi fine. Mais la différence ne m'affecte pas. Madeleine était une arabe blanche ; je suis un frison noir. Nous nous aimions comme si nous nous ressemblions jusqu'à chaque parcelle de notre peau. Alors non, pour moi, la différence ne fait rien. Elle n'est qu'une barrière imaginaire, inventée par ceux qui ne pouvaient pas s'aimer. Il faut bien trouver une excuse parfois, pas vrai ? La jument s'approche. Elle m'a vu, sourit toujours, et son allure est vive. Je marche toujours aussi, d'une démarche gracieuse et singulière. Un sourire précis flotte sur mon visage, à mi chemin entre le rêve et la curiosité. J'hoche la tête de manière presque imperceptible avant que ma voix calme, douce mais claire ne s'élève.

< - Quelle chance que de croiser quelqu'un en cette belle journée dans un lieu pareil. Je suis enchanté. >

Elle me salue aussi. Elle semble heureuse, détendue, naturelle. Oui, vraiment, elle ressemble à Madeleine. Mais ce n'est pas elle, ce ne pourra jamais être elle. Madeleine ne sera plus jamais devant moi comme ça, ne m'offrira plus son sourire ravageur qui avait tant fait bondir mon coeur. Je secoue mes crins d'ébène et alors que mon toupet se met devant mes yeux, je le repousse en arrière, posant mon regard sombre mais pétillant sur la jument, qui me fait un clin d'oeil en me répondant. Viens ensuite un compliment. Flatté mais bon flatteur, je lui souris en posant sur elle mon regard charmeur.

< - Je vous retourne le compliment. >

Nouveau sourire. Puis alors, elle se présente. Little Sun. Un nom qui lui va à merveille. Petit Soleil. Elle doit éclairer tout ceux qu'elle côtoie. Ou alors ce nom n'a aucun rapport avec sa personnalité comme cela arrive parfois - y a-t-il des mères voyantes pour savoir comment sera leur enfant ? Je m'ébroue silencieusement, arrachant une fleur et la plantant doucement dans les crins de la jument isabelle. Mon nom à moi, sûr que je vais lui dire. Il n'a aucune signification, ne veut rien dire, est difficile à retenir, bref, un nom qui peut être barbant mais que j'aime bien. De toute façon, qu'on aime ou pas, c'est ainsi, point.

< - C'est un nom qui vous va à ravir. Moi je m'appelle Narco Alboràn. >

A chaque fois qu'elle me remercie, je lui souris tranquillement, comme pour lui dire 'ce n'est rien'. Sincère dans toutes mes paroles - ou presque - je ne suis pas le genre d'étalon hypocrite à raconter tout et n'importe quoi rien que pour flatter. C'est bien connu, sauf si on me cherche, je ne suis pas un grand dragueur. J'aime bien m'amuser de temps en temps mais c'est tout. Le silence s'installe après qu'elle me réponde être enchantée de me rencontrer, et, pour ne pas changer mes habitudes, je pense à elle. Madeleine. Mes pensées s'envolent vers sa silhouette blanche, son regard brumeux mais vif, ses membres fins... Tandis que je m'évade, mon regard sillonne la prairie de fleurs rouges. Et c'est là que je la vois. Un bon kilomètre derrière Little Sun, Madeleine est là-bas et trotte gracieusement. Je ne dis rien, je ne la trahis pas. De toute façon, l'isabelle ne la verrait pas. Comme toujours lorsqu'elle m'apparaît, mon coeur s'emballe. Mes yeux ne la lâchent pas, de peur qu'elle disparaisse. On me prendrait pour un fou - ce que je suis peut-être après tout. Je ne sais pas si ces visites sont réelles, mais Hereafter m'a si souvent dit qu'elle était vraiment là à mes côtés que mon esprit veut le croire et y met toute sa volonté. Soudain, elle s'arrête. Tourne sa tête vers moi. Son regard me transperce. Je n'ose détacher mes prunelles des siennes. Son sourire est rayonnant et brûle toute volonté de rester à la réalité qui se trouve en moi, luttant désespérement pour garder une raison suffisante. Soudain, la voix de l'isabelle s'élève. Je la regarde, décrochant maladroitement mon regard de Madeleine. Je met un peu de temps à reprendre mes esprits, quelques secondes de silence, où je regarde le sol. Quand je relève les yeux, je ne peux m'empêcher de regarder au-delà. Mais Madeleine a déjà disparu.

< - Euh... Oui, je viens d'arriver ici. Et.. vous ? >